mercredi 27 mai 2015

Heidegger - Schelling, Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine

Heidegger - Schelling, Le traité
de 1809 sur l'essence de la
liberté humaine
(Gallimard, 1977)
J'ai commencé à lire ce livre de Heidegger il y a une dizaine d'années, et comme toute bonne chose dont on n'est pas pressé d'en finir, je l'ai mis de côté pour me garder un peu de plaisir pour plus tard, et je n'ai pas été déçu.

Dans ce cours donné à l'été 1936 à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, nous ne pouvons, une fois de plus, que constater le talent du professeur Heidegger pour l'exposition de la philosophie de Schelling, qui n'est pas d'un abord facile. La complexité du sujet peut, en effet, décourager plus d'un intéressé par la philosophie de la période de l'idéologie allemande (Fichte, Schelling, Hegel).

Entre la relecture de ce que j'avais déjà entrepris il y a longtemps déjà et la fin de ce livre, j'ai dû déposer plusieurs fois le bouquin. Pourquoi donc? La raison en est simple : j'étais littéralement renversé de stupéfaction par les réponses apportées par Schelling à des problèmes fondamentaux de métaphysique. J'ai senti que j'avais frappé là quelque chose de gros, et cela m'a tellement ébranlé que je me suis mis à réfléchir à ces propos pendant des jours.

Bien entendu ces réponses sont des spéculations, mais dans les choses dont on va parler, comme par exemple, la liberté humaine, la possibilité d'un système en métaphysique, ou encore, l'origine du mal, on ne peut que faire des spéculations qui semblent parfois viser plus ou moins juste. Il faudrait ajouter que nos scientifiques d'aujourd'hui ne se gênent pas pour spéculer lorsqu'il s'agit de penser l'origine de l'Univers avec la théorie du Big Bang ou la théorie des cordes, alors pourquoi donc les spéculations métaphysiques d'un philosophe auraient-elles moins de valeur? Si vous creusez un peu les fameuses théories scientifiques sur l'origine de l'Univers, vous vous rendrez compte qu'il y a là plusieurs intuitions personnelles de différents scientifiques, appuyées par des équations théoriques hautement complexes, mais rien qui ressemble à 2+2=4.

Juste pour dire, la théorie des cordes est tellement controversée, que certains scientifiques l'ont tout simplement abandonnée. Les différentes versions de la théorie ont finalement été unifiées sous la M-Theory, mais tout cela continue d'évoluer et de prendre différentes formes incompatibles. L'hypothétique trou noir qui renfermait notre univers entier s'est mis en branle et a explosé, et le temps commença... Est-ce que ça ne ressemble pas à de la métaphysique? Et pouvez-vous expliquer pourquoi le trou noir s'est senti obligé d'exploser? Et d'où vient-il? Et finalement, pourquoi tout cela? À quoi bon? Les scientifiques font des calculs, mais ils font aussi de la métaphysique sans le savoir, et parfois ils font aussi des calculs pour venir appuyer leurs intuitions premières, tout n'est donc pas si systématique ni automatique, la haute science acquiert une cohérence avec des hypothèses et des interprétations, et cela, c'est du subjectif.

Si nous prenons, par exemple, certaines spéculations théologiques, nous pouvons les transposer dans un autre langage, comme celui des forces et des structures cosmiques. C'est ce que je me suis efforcé de penser avec les spéculations de Schelling qui semblent être, disons-le, des explications théologiques. Habituellement, lorsque je termine un livre, je n'attends pas trop pour en faire un commentaire, mais lorsque j'ai terminé celui-ci, j'étais tellement perplexe que j'ai décidé de laisser cela descendre en moi pendant plusieurs semaines.

Clarifions un point pour commencer: la philosophie est «théologique» dans un sens premier. Explication de Heidegger: «[...] la théologie chrétienne est la christianisation d'une théologie extra-chrétienne; c'est d'ailleurs pour cette raison que la théologie chrétienne a pu être sécularisée en retour. Toute théologie de la foi n'est possible que sur fond de philosophie, même là où elle récuse la philosophie comme oeuvre démoniaque.» (p.95) Autre explication plus bas: «Le questionnement philosophique est toujours et par soi double, onto-logique et théo-logique, en un sens très large. La philosophie est ontothéologie.»

Donc, à la base de la philosophie il y a une théologie originelle, un questionnement sur le fondement de l'étant en totalité. Demander ce qu'est le fondement du tout, c'est demander ce qu'est le theos.

Je me souviens encore de cette parole de Schelling dans sa Philosophie de la Révélation: «Notre idée de la sagesse présuppose un ordre dans la nature.»

En effet, il ne peut y avoir aucune sagesse et a fortiori aucune science s'il ne se trouve aucun ordre dans l'univers et que tout est chaos. Par conséquent, il doit donc y avoir un ordre, un système. L'organisation idéale du savoir sera donc le système construit par la raison qui arrive à comprendre le réel et à faire des enchaînements logiques. Le fait que la raison ait une prise sur le réel démontre que le réel est lui-même rationnel, systématique, ajointé.

Les sciences actuelles cherchent à s'organiser en un système complet d'explication du monde, elles cherchent l'unité, l'Un. Si la raison est une, le réel doit donc aussi être un. Les êtres vivants sont ajointés, on en convient, et c'est ainsi que l'on déduit leur caractère systématique puisque la vie est naturellement organisée.

Si donc l'homme est libre, cette liberté qui est sans fond, sans cause, coexiste avec ce qui est lié, elle entrera donc elle aussi dans le système que nous devrons concevoir. Le système, ce qui est lié, et la liberté, qui est sans lien, semblent incompatibles et se contredire l'un l'autre. En effet, s'il y a système, l'homme n'est pas libre, et s'il y a liberté, le système est impossible.

Pour que le système soit possible il faudra que la liberté soit au centre du système, comme l’œil d'un cyclone. Cependant, la seule façon dont cela soit possible c'est si nous modifions notre compréhension de ce qu'est un système, que nous ne connaissons évidemment pas bien encore. Or c'est ici que vient une remarque importante de Schelling: «[...] mais il est alors très singulier qu'il faille pourtant admettre nécessairement l'existence d'un système compatible avec la liberté au moins dans l'entendement divin.» (p.92)

Ceci veut dire que si l'on doit trouver la liberté dans le monde ou dans le système, elle ne peut être placée qu'en Dieu, ou plus précisément, dans l'entendement divin: ce point deviendra important pour la suite. Autrement dit, le système et la liberté ne feraient qu'un dans l'entendement divin.

Les idées de l'univers, de Dieu, de la liberté, ne sont pas des «choses», des objets, elles ne sont pas démontrables, mais pourtant ne sont pas rien. Les idées «régulatrices» étant inobjectives (l'absolu n'est ni «sujet» ni «objet») est la constitution du véritable savoir, et ce que ce dernier veut savoir, «ce n'est rien d'autre que l'ajointement de l'être, qui ne s'objecte plus maintenant, on ne sait où, au savoir comme le fait un objet, mais qui advient au sein même du savoir, cet advenir à soi-même étant précisément l'être absolu.» (p.86)

Il y a un très ancien principe de la connaissance qui dit que le semblable n'est connu que par le semblable. Si l'objet de la connaissance est l'étant en totalité, et par conséquent le fondement de l'étant, le theos, il faut que le philosophe se maintienne donc à l'intérieur de ce qui est semblable à ce qu'il connaît. Schelling formule donc le principe suivant: grâce au dieu en nous, le dieu hors de nous peut être connu. Pour Schelling il y aura donc une «intuition intellectuelle de l'absolu»: «nous ne connaissons que ce dont nous avons l'intuition; nous n'avons l'intuition que de ce que nous sommes; nous ne sommes que ce à quoi nous appartenons.» (p.103) La contradiction de la nécessité (système) et de la liberté est la vie de la philosophie. Nous pouvons aussi concevoir cette opposition comme celle de la nature et de l'esprit. Cette opposition est le foyer le plus secret de la philosophie.

Nous retrouvons cette opposition chez Descartes entre la nature mécanique et la pensée. Nous la retrouvons aussi chez Kant entre la nature et la liberté. Mais pour Schelling, la véritable opposition est celle entre la liberté et la nécessité, puisque la nature et l'esprit ne sont pas véritablement étrangers l'un à l'autre, la nature n'est pas ce qui est purement et simplement dépourvu d'esprit, et la liberté n'est pas ce qui est simplement étranger à la nature. Cette nouvelle «opposition supérieure» vient changer toute la perspective dans laquelle le système doit s'élaborer.

La liberté ne doit plus maintenant se concevoir comme indépendance vis-à-vis de la nature, mais comme indépendance à l'égard ou à l'encontre de Dieu.

Nous arrivons ici à un problème dans lequel la théologie s'est toujours empêtrée. Si l'homme a le libre arbitre, il est libre de commettre le mal. Comment cela est-il possible que Dieu rende possible le mal? Si Dieu est le fondement de tout, il ne peut être étranger à ce mal, et celui-ci doit donc être aussi, au bout du compte, la cause du mal: Dieu est donc mauvais, ce qui est impossible. De plus, si la liberté est l'agir qui n'est conditionné que par soi-même (l'homme), il est inconditionné par rapport à tout le reste. La liberté humaine se dresse donc maintenant comme un inconditionné en face d'un autre inconditionné (Dieu). Il n'y a plus donc maintenant qu'une seule issue, «c'est de reconnaître que l'homme n'est pas "à côté de" ou "en dehors de" Dieu - en face de Dieu et contre lui -, mais auprès de Dieu, rapporté à Dieu, ce qui n'est possible que si d'une certaine façon, il fait partie de l'Être premier, c'est-à-dire s'il demeure en lui.» (p.127-8) Cependant, si l'homme est l'être dépendant par rapport à son fondement, il ne l'est pas en ce qu'il est. Comme le fils est dépendant du père pour exister, il n'est pas pour autant le fondement, le père. Le fondement créateur pose donc un être-dépendant indépendant de lui.

Si l'origine du mal se trouve en Dieu, et cependant que la liberté en tant que pouvoir d'accomplir le mal doit avoir une racine indépendante de Dieu, et si, d'un autre côté, il ne peut y avoir qu'une seule et unique racine de l'étant (la raison l'exige) qui est Dieu lui-même, «alors le fondement du mal, qui est indépendant de Dieu, ne peut être qu'en Dieu lui-même. Il faut qu'il y ait en Dieu quelque chose qui ne soit pas Dieu lui-même.» (p.179)

Pour résoudre ce problème, Schelling se demande qu'est-ce qui appartient en propre à tout étant. Réponse: un fond (Grund) et une existence. Il s'agira donc d'élucider ce jointement ontologique et ensuite d'appliquer le concept éclairci à la question de l'essence du mal. Le fond est le soubassement, mais l'existence est pensée chez Schelling comme «sortie hors de soi-même», le contraire du «sujet» qui repose en soi, comme un soubassement.

Si Dieu est un, mais qu'il y a quelque chose en lui qui n'est pas lui, il est mobile, il est dialectique, il est advenir à soi-même à partir de soi-même, c'est un Dieu en devenir. Cela semble contradictoire, puisque le devenir implique le passage de ce qui n'est pas encore à ce qui est, on aurait donc au lieu d'un dieu infini, un dieu fini. Schelling résout cette difficulté en posant un jeu entre le fond et l'existence, ce qui devient doit être déjà présent dans le fond en tant que fond, mais seul l'existant permet au fond d'être son fond, il fait fond sur lui. Dieu, étant l'Éternel, il n'y a pas de distinction possible entre l'avant et l'après, et le fond n'est pas nécessairement premier par rapport à l'existence, les deux sont plutôt un être-ensemble, ils sont «un» dans leur circularité.

Les choses ne peuvent devenir en Dieu (l'existant) que dans la mesure où elles deviennent au sein de ce qui en Dieu lui-même n'est pas lui-même: tel est le fond en Dieu. Le pas-encore du devenir demeure en Dieu, puisqu'il s'agit d'un devenir éternel: l'éternel passé de Dieu demeure en Dieu, il fait fond en lui.

Cette mobilité l'un vers l'autre du fond et de l'existence est éternelle: elle a déjà eu lieu, et elle se fait toujours l'un vers l'autre, les deux pôles se rapprochent sans pouvoir s'atteindre, comme de façon asymptotique, ce qui semble incompréhensible. Ils forment une unité en Dieu, mais paradoxalement, sous forme de deux pôles en mobilité.

Puisque la nature du réel est dialectique, l'être ne peut se révéler qu'en son contraire, ainsi Dieu ne peut se révéler que si l'homme existe. Le mal tend à renverser le fond de la création, à le subvertir.

Je sais que cela peut paraître étrange, mais Schelling, pensant en termes de «forces», fait du désir l'essence du fond en Dieu. Le désir est sortie hors de soi-même, aussi bien que volonté de rentrer en soi, mais «le désir éternel est une tension qui par elle-même ne peut jamais accéder à une configuration stable, puisque le désir veut toujours demeurer désir; en tant que tension privée d'entendement, il n'entend rien.» (p.217) L'esprit éternel est mis en mouvement par l'amour, ce qui indique que l'esprit n'est pas encore le plus haut. L'amour semble déterminant, mais l'esprit et l'amour semblent ne faire qu'un, puisque «en tant qu'unité l'esprit est pneuma. Cette spiration n'est que le souffle de ce qui unifie au sens propre et de la façon la plus originelle: l'amour.» (p.221) L'amour c'est l'identité originaire qui, comme telle, relie tout en le maintenant séparé le divers ainsi que ce qui peut être pour soi. L'esprit est le souffle de l'amour. L'esprit en tant que volonté de l'amour est la volonté qui veut ce qui lui est opposé.

La volonté propre du fond qui tend à rentrer en lui-même, son «égo-centrisme», «s'oppose à la volonté de l'entendement qui tend à la règle et à l'unité, qui tend à relier de tous côtés toutes choses à l'Un. La volonté de l'entendement est une volonté uni-verselle. Au sein de la nature, la volonté particulière du fond se subordonne à cette volonté universelle, et se met à son service. Quand la passion en quête de séparation demeure dirigée par la volonté de l'universel, celui qui, en son égoïsme et son amour-propre, est déterminé par cette volonté universelle, devient un être particulier et se tenant à part, pour soi.» (p.241)

Ce qui veut en l'homme, c'est le fond qui est indépendant de Dieu. L'égoïsme en tant que volonté propre est libre de se mouvoir par rapport à la volonté universelle. Or la condition de possibilité du mal est la possibilité pour l'homme de dissocier les deux principes: la volonté universelle et la volonté particulière. Cette volonté particulière peut se substituer à la volonté universelle. Elle peut aussi vouloir être le fondement de la totalité. «La volonté-propre peut donc s'élever au-dessus de tout ce qui est, et prétendre ne déterminer qu'à partir de soi-même l'unité des principes.» (p.246)

Dans cette perversion de la volonté, le fond se soulève pour accéder à l'existence et prendre sa place. Schelling parle d'un «attrait du fond» dans tous les êtres vivants, mais chez l'homme plus particulièrement, elle est ce qui prélude à l'attraction du pouvoir. Le mal, en tant que per-version de l'esprit humain, est la domination de la volonté-propre se rendant maître de la volonté universelle.

Mais la méchanceté finit par s'effondrer dans la nullité: «Cette décision en faveur de la domination d'une telle mé-version doit nécessairement - comme toute autre volonté de dominer - se dépasser sans cesse afin de se maintenir en sa domination. Au sein de la méchanceté réside donc l'appétition de la passion-égocentrique qui, dans son avidité d'être tout, dissout toujours davantage tous les liens jusqu'à ce qu'elle s'effondre dans la nullité.» (p.270)

Pour terminer, le jointement de l'être pensé par Schelling comme unité du fond et de l'existence pose problème pour la possibilité du système. Cette unité se trouve dans l'entendement de Dieu, et «s'il n'y a de système qu'au sein de l'entendement, le fond et l'ad-versité elle-même sont alors exclus du système comme lui étant étrangers, et le système n'est plus un système pour la totalité de l'étant». (p.277)

La tentative d'établir le système est donc un échec. Les moments du jointement de l'être - le fond et l'existence - deviennent de moins en moins compatibles au fur et à mesure de la recherche, et demeurent donc totalement séparés et disjoints l'un de l'autre.

C'est précisément, chez Schelling, l'établissement du jointement de l'être en tant qu'unité du fond et de l'existence, qui rend impossible un ajointement de l'être en tant que système.

Et Schelling conclut:
«Il y a un système dans l'entendement divin, mais Dieu lui-même n'est pas un système, il est vie...» (p.276)


Schelling en 1848