dimanche 22 mai 2016

Le totalitarisme tranquille





Le psychologue social américain Stanley Milgram mena dans les années 60, aux États-Unis, une expérience sur l’obéissance à l’autorité. Un sujet (l’«enseignant») était recruté pour infliger ce qu’il croyait être de véritables chocs électriques à un «apprenant» (en réalité un acteur) qui devait mémoriser et répéter une série de mots. Les mauvaises réponses entraînaient une augmentation du voltage par l’enseignant, jusqu’à la mort simulée de l’apprenant si le sujet obéissait jusqu’au bout aux injonctions des responsables de l’expérience (des scientifiques en blouse blanche, à l’air sérieux). Ces derniers jouaient, dans cette expérience, le rôle de l’«autorité approuvée» par le sujet, mais qui donne des ordres qui vont contre sa conscience (enfin, on l’espère).

Les expériences de Milgram causèrent une certaine stupéfaction, car le taux d’obéissance des sujets «jusqu’à la mort» des apprenants fut de 63%. Par la suite, d’autres chercheurs s’inspirèrent de cette expérience pour en faire des variantes, comme l’expérience de Stanford (1971), menée par le psychologue social Philip Zimbardo, et qui inspira le film Das Experiment en 2010.

En 2009, un journaliste français, Christophe Nick, décide de répéter l’expérience de Milgram, mais remise au goût du jour. Il crée un jeu télévisé (La Zone Xtrême) avec des conditions semblables: agent (moniteur, participant), victime, personne qui donne des injonctions, plusieurs niveaux de décharges électriques. La seule différence, c'est que cette fois-ci l'expérience se produit devant un public à la télévision, au lieu de se dérouler dans un laboratoire.

Le taux d'obéissance jusqu'au bout dans l'expérience de Milgram fut, comme on l’a vu, de 63%. Lorsque l’expérience fut répétée à l'Institut Max Planck en Allemagne, dans les années 70, ce taux fut de 85%.

De nos jours, dans cette expérience télévisuelle de 2009, le taux d'obéissance jusqu'au bout (c'est-à-dire jusqu'à la mort du sujet par chocs électriques) est de plus de 80%...

C'est absolument terrifiant de croire que plus de 3 personnes sur 4 que vous croisez dans la rue pourraient vous torturer à mort, pas à l'époque nazie, mais aujourd'hui même, alors que nous sommes supposés être tellement plus civilisés!

Apparemment que l'histoire passée ou nos valeurs personnelles n'y changent rien. Ce qui fait toute la différence, c'est la situation, et notre façon d'y réagir.

Très peu de personnes arrivent à désobéir à une autorité reconnue légitime. La difficulté est d'ailleurs tellement grande pour le faire, que les personnes qui y arrivent souffrent par la suite de détresse psychologique.


Voici le mécanisme de ce que Milgram a appelé l'«état agentique», c'est-à-dire lorsque l'individu délègue sa responsabilité à l'autorité et devient ainsi l'agent exécutif d'une volonté étrangère:

À 80 V: les agents, après un certain voltage, sont pris de fous rires, comme dans l'expérience originale de Milgram. Ce rire est mauvais signe: il indique l'existence d'une tension intérieure à résoudre. Le rire est alors automatique et incontrôlable, c'est une réaction naturelle du corps à la tension. Il est mauvais signe parce que son exécution va servir à poursuivre l'expérience plus loin en libérant la tension.

À 180 V: les agents commencent à tricher, essaient de souffler les réponses à la victime, essaient de ne pas donner tout le voltage. C'est aussi à ce voltage que certains agents affrontent l'autorité, mais que la plupart finissent par céder à nouveau grâce aux injonctions de l'animatrice, ou aux encouragements du public.

À 320 V: les agents nient la victime, parlent sur ses cris, deviennent sourds.

Lorsqu'on explique aux agents après l'expérience que tout était faux, 15% développent des mécanismes de défense et nient avoir cru que tout cela était vrai, et que c'est uniquement la raison pour laquelle ils ont continué jusqu'au bout. Mais les autres disent ne pas comprendre ce qu'ils ont fait. Ils se décrivent volontiers comme ayant été «bêtes et disciplinés».

 * 

Pour que l'obéissance cesse, comme le disait un des psychologues de l'expérience de 2009, il faut que le «je dois» se transforme en «je ne veux pas». Les valeurs des individus pris un à un peuvent aller à l'encontre de ce qu'on va leur demander de faire, mais la situation prime la plupart du temps sur les valeurs, et celles-ci sont mises de côté. Les valeurs n'indiquent donc rien sur la capacité d'un individu à ne pas devenir tortionnaire.

Dans une méta-analyse de l'expérience de Milgram il a été démontré que l'agent arrêtait de donner des chocs si la victime pouvait le convaincre que son droit d'arrêter l'expérience était plus valable que le droit des expérimentateurs de poursuivre l'expérience. Il est à noter, cependant, que ce droit supérieur pouvait être perçu par l'agent, sans que l'escalade de la souffrance n'ait, par contre, aucun effet.

Autre chose: lorsque l'animatrice du jeu télévisé «Zone Extrême» quitte la scène pour laisser les agents à eux-mêmes, non soumis à des injonctions de continuer lorsqu'ils se mettaient à douter, 75% des agents arrêtaient l'expérience. Donc 75% des participants (agents) ne profitaient pas de leur position de domination pour jouir en toute impunité de la souffrance de leurs victimes. Il est besoin pour cela d'une autorité en laquelle les participants font confiance, et que cette autorité malveillante abuse de son pouvoir.

Constat de l'expérience: la plupart des gens ne sont pas armés pour résister à ces abus.

Ce qui explique donc les différents régimes terribles que nous avons connus dans l'histoire, et qui sont d'ailleurs toujours possibles aujourd'hui, mais peut-être sous d'autres formes, qui nous tromperont.

Le psychologue Jean-Léon Beauvois, directeur scientifique de l'expérience, parle de la télévision comme étant le facteur prédominant, aujourd'hui, qui prédispose à l'obéissance. Elle construit les individus, par leur exposition régulière à ce média, et les conduit à faire partie d'un système qu'il nomme le «totalitarisme tranquille».

C'est en apprenant à dire «non», à contester les règles établies, que la désobéissance individuelle ouvre la voie à la résistance collective face aux abus des pouvoirs.

Il est à noter que les agents de l'expérience de Milgram arrêtaient l'expérience dès qu'ils constataient un manque de cohérence du système hiérarchique ou un désaccord au niveau de l'autorité. Ils profitaient de ce manque de cohésion pour arrêter d'obéir. Voilà donc une technique pour casser l'emprise d'une autorité: instaurer la discorde en son sein.

Pour finir: l'homme est toujours très intéressé à connaître les choses qui l'entoure, mais n'est pas toujours intéressé à se connaître lui-même, et c'est une des raisons pour lesquelles ces expériences sont, à chaque fois, si mal accueillies: les hommes préfèrent ne pas savoir tout le mal dont ils sont capables.

Pourtant, si l'expérience leur avait servi à faire du bien en tant qu'agent au nom d'une autorité, ils ne seraient pas plus responsables du bien qu'ils font que du mal qu'ils ont fait...

S'il y a banalité du mal, il y a donc aussi, possiblement, banalité du bien...

Dans l'expérience de Milgram, les sujets s'engagent toujours plus dans le processus à cause de leurs décisions antérieures: ceux-ci sentent qu'ils doivent justifier celles-ci en poursuivant l'expérience jusqu'au bout, même s'ils considèrent que ce sont de mauvaises décisions. Ce comportement s'explique par le phénomène de la dissonance cognitive. Mais le taoïsme résumait déjà très bien cela, à sa façon:


« Qui commence par obéir, obéira toute sa vie.» 
                                                                                                                                          Tchouang-tseu


Terestchenko - Un si fragile
 vernis d'humanité
(La Découverte, 2007)