mercredi 29 avril 2015

Schopenhauer - Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique

Schopenhauer - Les deux
problèmes fondamentaux 
de l'éthique (Folio, 2009)
Ce livre regroupe deux mémoires rédigés pour les concours ouverts par l'Académie de Norvège et l'Académie du Danemark en 1837 et 1839 respectivement.

J'ai bien apprécié le livre, qui est assez drôle par ses critiques décapantes de Kant et Hegel, mais Schopenhauer, comme à son habitude, aime bien comme il le dit lui-même réaborder les mêmes questions sous différents angles, ce qui fait que le livre est un peu long pour les résultats obtenus en bout de ligne. Toutefois, ceux-ci sont intéressants. Nous aborderons pour commencer le premier mémoire sur la liberté de la volonté humaine.

Pour Schopenhauer, tous les discours de morale ne changeront jamais l'homme d'un iota. L'homme est né avec un caractère, et comme on sait, un caractère ça ne se change pas en principe. Ce qui change, ce sont les motifs qui font réagir ce caractère, mais c'est tout. Si l'homme a commis tel type d'action une fois dans sa vie, dans les mêmes circonstances, il le refera, même s'il l'avait regretté par la suite.

Donc les mobiles ou motifs agissent sur la volonté à la façon d'une mécanique. Ce qui fait que je ne peux pas vouloir ce que je veux, même si j'y crois très fort; autrement dit, l'homme n'est pas libre, et le lecteur n'a qu'à se le tenir pour dit. La seule liberté possible pour l'homme, c'est la «liberté transcendantale», c'est-à-dire, l'hypothétique pouvoir d'avoir pu choisir d'être un autre homme! Autant dire que cette liberté ne rime à rien...

On ne peut en vouloir à Schopenhauer, puisqu'il est tout simplement logique. En effet, une volonté «libre» est impossible, puisque celle-ci est toujours déterminée par des motifs, donc s'il n'y a pas de motif, la volonté ne peut agir, étant donc dépendante des motifs qui agissent sur elle, elle n'est pas libre. «Dans l'hypothèse d'une liberté de la volonté, chaque acte humain serait un miracle inexplicable - un effet sans cause.» (p.117)

Mais la connaissance, qui est le médium des motifs, vient mettre un bémol à tout cela : l'homme peut choisir, avec l'expérience, les motifs qui agiront sur lui. Ainsi, oui, l'homme est sauvé, il peut se corriger et s'améliorer grâce à sa tête, s'il en a une! «La formation de la raison, par des connaissances et des aperçus divers, revêt une importance morale en ce qu'elle ouvre l'accès à des motifs qui, sans elle, resteraient cachés à l'homme.» (p.125) C'est pourquoi un homme peut réagir complètement différemment d'une fois à l'autre dans les mêmes circonstances, puisque des motifs auxquels il n'était pas réceptif auparavant, agissent maintenant sur lui.

Cela semble contradictoire avec ce qui a été dit plus haut, mais à la seule condition que l'homme n'apprenne pas de ses erreurs. Si la raison a ce pouvoir transformateur, c'est peut-être bien cela qu'on pourrait appeler la liberté transcendantale! Sauf que Schopenhauer utilise plutôt cette expression pour le fait que l'homme se sente responsable de ses actes «inévitables» : l'homme sait qu'il n'a pas pu agir différemment en vertu de son caractère, mais il aurait aimé être un autre homme pour avoir pu agir différemment! Le mystère de ce sentiment de responsabilité, c'est la faute à la liberté transcendantale!

En ce qui concerne le deuxième mémoire sur le fondement de la morale, on passe par une critique des éthiques élaborées par différents philosophes, et Schopenhauer démontre leur absolue nullité (sic). Il y est surtout question de l'éthique de Kant, qui se fait littéralement malmener et c'est très drôle. Schopenhauer nous fait découvrir que la morale de Kant n'est qu'une morale théologique et que son inspiration fondamentale n'est nul autre que le décalogue, drapé dans des tournures et chinoiseries sophistiquées.

Une volonté «désintéressée», cela n'existe pas, nous rappelle Schopenhauer. En effet, chaque acte ayant nécessairement un motif, celui-ci présuppose donc un intérêt. Vouloir sans intérêt serait vouloir sans vouloir quelque chose, or si je veux «quelque chose», ce qui est nécessaire, j'ai donc un intérêt, logique non?

Après avoir passé tous les fondements possibles de la morale chez les autres philosophes, Schopenhauer nous fait découvrir son idée : le fondement de la morale ne peut être rien d'autre que la compassion, ou ce qu'on appellerait aujourd'hui, dans le sens que lui donne Schopenhauer, l'empathie! «C'est cette compassion seule qui est la base réelle de toute justice spontanée et de toute philanthropie authentique.» (p.337)

Que l'homme, cette créature si égoïste, arrive parfois à s'identifier à l'autre ou à l'animal dans l'empathie est une énigme de la nature, mais non moins un fait. Schopenhauer règle ses comptes ici avec le judéo-christianisme qu'il tient responsable de nos éthiques insignifiantes prononcées en chaire, et qui prônent la séparation absolue de l'homme et de l'animal. Or pour Schopenhauer, l'homme et l'animal sont le même : l'animal est conscient de son moi, et il a des droits, contrairement à Descartes, pour n'en citer qu'un, qui en fait une machine.

Nous avons des devoirs envers les animaux! Enfin, un philosophe qui y pense! Et Schopenhauer se réjouit de la création de la SPCA (Society for the prevention of cruelty to animals) créée à Londres en 1824. Il trouve que la création de cette organisation témoigne du fait que la corde morale commence enfin à vibrer dans le monde occidental. «La compassion à l'égard des animaux est si étroitement liée à la bonté du caractère qu'on peut assurément affirmer que lorsqu'un homme se montre cruel envers les animaux, il ne saurait être un homme bon.» (p.382)



mercredi 1 avril 2015

Maître Eckhart - Le pardon et la venue de Dieu en soi

Maître Eckhart - Sermons-traités
(Gallimard, 1942)
Je m'intéresse depuis toujours aux théologiens qui sont pour moi une constante source d'inspiration. Moi-même étudiant autrefois en philosophie, je n'ai jamais cessé de constater ses liens étroits avec la théologie. D'ailleurs, la question m'a tant intrigué ces derniers temps, que je suis tombé, comme il arrive souvent et juste à point, sur quelques livres qui traitent de cette question, dont le Schelling de Heidegger, qui sera éventuellement abordé dans un article à venir.

Ce sont les Entretiens d'Épictète qui m'ont fait me questionner, décidément, sur la place du divin en philosophie, car j'avais l'espérance d'une philosophie qui puisse tirer sa source morale entièrement à partir d'elle-même sans quelconque principe obscur: or il semble que cela n'existe pas encore. D'où vient le θεός? et d'où tire-t-il sa nécessité, si c'est le cas? Sextius le pythagoricien (300 av. J.-C.) demandait: «Qui a donné un nom à Dieu?» et répondait: «Le mot Dieu n'est pas son nom, mais une indication pour ce que l'on conçoit sous ce nom.» Par conséquent, pour Sextius, le mot Dieu ne désignerait pas une entité, mais ne serait qu'une indication pour ce que nous concevons de plus haut et de meilleur. L'on peut bien balayer tout cela du revers de la main sous prétexte que ce ne sont que des préoccupations d'une autre époque, mais c'est ignorer, selon moi, à ce qu'il semble, un des constituants et points de repère fondamentaux de la vie humaine. Si l'on s'interdit d'aborder la question du divin, l'on s'interdit de prime abord la compréhension essentielle du monde et de ses lignes d'évolution.

Toujours selon mon opinion, je crois qu'il y a eu de grandes méprises avec la conception du divin, qu'il y a eu une évolution de cette conception qui nous a conduits jusqu'à un dieu moral ou «prescriptif» (les Commandements, entre autres), alors qu'il n'est pas possible, je crois, de tirer aucune morale du θεός, mais la question de savoir pourquoi cela fut le cas reste à étudier.

La présente anthologie de Maître Eckhart m'est tombée sous la main il y a de cela plusieurs années. Je n'ai jamais réussi à le lire d'un bout à l'autre, car dès que l'on commence à me parler d'anges, je décroche facilement. J'ai toujours eu une indéracinable tendance à la science, et les choses que je considère comme irrationnelles ou sans valeur applicables ont sur moi un effet naturellement soporifique. Au niveau des idées cependant, il n'est pas toujours évident de le constater, mais il est, à mon corps défendant, très possible d'en puiser plusieurs chez ces théologiens, bien que leur système de croyances puisse être dans l'ensemble faux. Donc, ce que je fais ici et ailleurs, c'est bien sûr, de la récupération d'idées, dans une perspective non athée, mais agnostique.

Les deux passages qui nous intéressent ici comme exemples (car plus on lit ce livre et plus on en trouve) sont ceux sur le détachement et le repentir. Le passage sur le repentir est celui qui m'a d'abord le plus frappé. Maître Eckhart dit qu'il y a deux espèces de repentir: un temporel et un divin. Du repentir temporel, il ne mène à rien, il n'en sort rien, sinon plus de souffrance pour l'homme. Par contre, si l'homme se tourne vers Dieu, vers le repentir divin, tous ses péchés lui sont instantanément pardonnés, quoi qu'ils fussent! Je cite: «Plus les péchés sont nombreux et mauvais, plus ils sont contraires à Dieu, et plus Dieu les pardonne volontiers et vite. À peine donc le repentir divin s'élève-t-il vers Dieu, et tous les péchés ont plus tôt fait de disparaître dans l'abîme de Dieu que moi de fermer les yeux, et sont anéantis aussi totalement que s'ils n'étaient jamais arrivés.»

Ce qui m'a frappé et scandalisé sur le coup en lisant ce passage, c'est qu'il semble permettre les plus grandes atrocités et qu'elles soient ensuite pardonnées sans réserve... Cela me semblait injuste. Cependant, en abordant l'idée sous un autre angle, cela ne permet-il pas au «mal» de cesser pour de bon et une fois pour toutes? Il me semble que la conséquence ultime de cette idée qui est de convertir le mal au bien est plus importante que de vouloir à tout prix punir le mal, et je crois que c'est la visée ultime d'Eckhart, et qu'il y parvient efficacement de cette façon. Le but final est pour Eckhart plus important que les considérations morales intermédiaires.

L'autre idée intéressante, parmi tant d'autres, est celle du détachement. Le détachement pour Maître Eckhart a plus de valeur que la compassion, car la compassion reste attachée aux choses terrestres. Or, le semblable attirant toujours le semblable, pour ressembler à Dieu, il faut donc accueillir le divin en soi, et pour parvenir à cela, nul autre moyen pour Eckhart que de faire le vide total en soi. Le vide en soi qui pourrait être l'aboutissement final de la souffrance et du désespoir absolu n'est pas la route glacée du Néant, mais devient plutôt le point de bascule dans ce qu'il y a de meilleur! L'esprit détaché contraint Dieu à venir à lui! Quel grand pouvoir Eckhart donne-t-il à l'esprit! «Tiens-le-toi pour dit: être vide de tout le créé, cela veut dire être plein de Dieu, et être rempli du créé, cela veut dire être vide de Dieu.»