vendredi 19 février 2016

Thomas Bernhard - Maîtres anciens

Bernhard - Maîtres anciens
 (Folio/Gallimard, 1988)
«Et vous reconnaissez que ce ne sont pas ces grands esprits et pas ces maîtres anciens qui vous ont maintenu en vie pendant des décennies, mais que ce n'a été que ce seul être que vous avez aimé plus que tout autre.» (p.235)

Cela fait quelques années que je feuillette ce livre, toujours avec grand plaisir. Je l'avais presque terminé il y a une dizaine d'années déjà, et je l'ai mis de côté, comme tous les livres qui sont trop bons. En cela, je respecte le principe énoncé dans ce livre même: «Ne regardez pas longtemps un tableau, ne lisez pas un livre avec trop d'attention, n'écoutez pas un morceau de musique avec la plus grande intensité, vous vous abîmerez tout, et, dès lors, ce qu'il y a de plus beau et de plus utile au monde.» (p.58)

J'ai bien sûr terminé beaucoup de livres de Thomas Bernhard, qui sont excellents, comme Béton, Extinction, Corrections, La cave (autobiographique), et d'autres que j'ai moins aimés. C'est un vieux monsieur, avec une très grande expérience littéraire, et capable d'en parler, qui me recommandait sans cesse cet auteur quand je veillais la nuit dans les cafés. Après deux années d'insistance, je me suis finalement résolu à aller directement chez Gallimard sur Saint-Laurent (Montréal) pour acheter les livres que j'ai mentionnés plus haut, et que j'ai lus de façon assez continue. Si cela m'a pris autant de temps avant de céder, c'est parce que je ne lisais à l'époque que des livres de philosophie, avec superbe. Dès lors, cet auteur a pris une place de choix dans ma vie.

Si vous voulez vous mettre à lire cet auteur, je vous recommande de commencer par Béton, qui est selon moi une porte d'entrée dans l'oeuvre, où plusieurs des thèmes qui réapparaissent dans les autres livres sont présents. Si vous aimez ce livre, vous aimerez la plupart des œuvres de Thomas Bernhard, dont Maîtres anciens, qui est aussi très drôle en passant.

Pour revenir à notre livre, l'histoire se passe au «Musée d'art ancien», en Autriche. Il s'agit principalement d'un long monologue de Reger, un régulier du musée, dont les paroles sont rapportées par Atzbacher, une connaissance. Reger aborde différents sujets comme l'art, l'État, les enseignants, l'Autriche, Vienne, et le plus drôle, Heidegger, que Bernhard semblait mépriser, comparativement à Pascal ou Wittgenstein. Comme dans la plupart des livres de Bernhard, il n'y a pas d'«action» au sens où on l'entend habituellement, c'est un long monologue réflexif qui semble intemporel et beaucoup plus long qu'il pourrait l'être réellement, puisque ce sont des paroles rapportées, ce qui défierait la mémoire de quiconque. Néanmoins, Bernhard réussit à nous tenir en haleine, car les propos de ses personnages sont si carrés, sans appel et exagérés, que c'en est drôle et on en veut toujours davantage. On a souvent l'impression aussi que les choses vont mal finir, à cause des propos cyniques des protagonistes, mais disons que le malheur semble couler de façon tellement continue tout au long de ses œuvres, qu'il serait superflu que ça finisse mal. Pour le style de Bernhard, il ne faut pas s'étonner des répétitions, l'auteur ayant étudié la musicologie, elles sont comme des refrains hypnotisants, et à la fin, cela provoque, enfin, chez moi, un «rire cérébral», causé par une sorte de titillation continue de l'esprit. C'est le style de Bernhard, l'insistance dans la reformulation, de ses personnages toujours un peu fous, mais surtout, traumatisés par la vie, qui nous met impitoyablement le sourire aux lèvres et nous fait sympathiser, comme avec le Bardamu de Céline.